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Le Harborside

était le plus vieil hôtel d’Ogunquit. La vue n’était plus aussi belle depuis qu’ils

avaient aménagé la nouvelle marina juste en face, ce qui n’avait guère d’importance

un après-midi comme celui-ci, avec ce ciel couvert de lourds nuages d’orage.

Assise devant la fenêtre de sa

chambre, Frannie essayait depuis près de trois heures d’écrire une lettre à

Grace Duggan, une ancienne camarade de lycée. Il ne s’agissait pas d’une

confession où elle aurait parlé de sa grossesse ou de la scène avec sa mère – sujets

qui n’auraient pu que la déprimer davantage. De toute façon, Grace saurait bien

assez tôt ce qui s’était passé. Non, elle essayait tout simplement de lui

écrire une lettre amicale. Notre balade en vélo à Ranely, Jess et moi, en mai, avec

Sam Lothrop et Sally Wenscelas. J’ai fait l’impasse pour mon examen de biologie,

et ça a marché. Peggy Tate (une autre ancienne camarade de lycée) vient de

trouver du travail au sénat. Amy Lauder se marie bientôt.

Mais la lettre ne voulait pas se

laisser écrire. Il est vrai que les intéressants exercices pyrotechniques de la

journée y étaient pour quelque chose – comment écrire avec tous ces orages qui

ne cessaient d’aller et de venir au-dessus de la mer ? Et surtout, rien de

ce qu’elle disait dans sa lettre ne lui paraissait bien honnête. Tout était vaguement

faussé comme un couteau qui vous coupe au lieu de peler bien sagement la pomme

de terre. L’excursion à bicyclette avait été agréable, mais ses relations avec

Jess avaient tourné au vinaigre. Elle avait effectivement eu de la veine à son

examen de biologie, mais complètement raté le dernier, celui qui comptait

vraiment. Ni elle ni Grace ne s’intéressaient beaucoup à Peggy Tate. Quant au

mariage d’Amy, dans l’état où se trouvait Fran, c’était plutôt une sorte de mauvaise

plaisanterie qu’une occasion de se réjouir. Amy va se marier, et c’est moi qui

vais avoir le bébé, ha-ha-ha.

Elle voulait terminer cette

lettre, ne serait-ce qu’afin de ne plus avoir à se creuser la tête pour trouver

quoi dire. Elle se remit à écrire :

J’ai des

problèmes à la pelle tu peux me croire, mais je n’ai pas le courage de t’en

parler. C’est suffisant d’avoir à y penser ! Mais j’espère bien te voir le

quatre, à moins que tu n’aies changé d’idée depuis ta dernière lettre. (Une

lettre en six semaines ? Je commençais à croire qu’on t’avait coupé les

doigts, ma vieille !) Je te raconterai tout quand nous nous verrons et j’espère

bien que tu pourras me donner des conseils.

Ta copine (pourvu que ça dure !)

Fran.

Elle signa de

son gribouillis habituel, excentrique et comique tout à la fois, qui occupait

la moitié de ce qui restait de blanc sur la page. Et ce gribouillis la fit se

sentir encore plus fausse. Elle plia la lettre, la mit dans une enveloppe, écrivit

l’adresse et posa le tout contre le miroir. Mission accomplie.

Voilà. Et maintenant ?

Le ciel était tout noir. Elle se

leva et commença à faire les cent pas dans sa chambre. Elle devrait sans doute

sortir avant qu’il ne recommence à pleuvoir. Mais où aller ? Au cinéma ?

Elle avait vu le seul film qu’on donnait dans la petite ville. Avec Jess. Faire

un tour à Portland, fouiner dans les boutiques de vêtements ? Pas très

amusant. Si elle voulait être réaliste les seuls vêtements auxquels elle

pouvait penser ces temps-ci devaient tous avoir des ceintures élastiques. Modèles

biplaces.

Elle avait reçu trois coups de

téléphone aujourd’hui, le premier pour lui annoncer une bonne nouvelle, le

deuxième neutre, le troisième mauvais. Elle aurait souhaité qu’ils arrivent

dans l’ordre contraire. Dehors, la pluie avait recommencé à tomber, obscurcissant

une fois de plus le quai de la marina. Elle décida d’aller se promener. Tant

pis pour la pluie. L’air frais lui ferait peut-être du bien. Pourquoi ne pas s’arrêter

quelque part pour prendre une bière ? Le bonheur dans une bouteille. L’équilibre,

en tout cas.

Le premier coup de téléphone

avait été celui de Debbie Smith qui l’appelait de Somersworth. Fran était la

bienvenue, lui avait dit Debbie très gentiment. En fait, on avait besoin d’elle.

Une des trois filles qui partageaient l’appartement était partie en mai. Elle s’était

trouvé un emploi de secrétaire. Debbie et Rhoda n’allaient plus pouvoir payer

longtemps le loyer sans une troisième colocataire. « Et nous venons toutes

les deux de familles nombreuses, avait dit Debbie. Les bébés qui pleurent ne nous

dérangent pas. »

Fran avait répondu qu’elle

pourrait s’installer le 1er juillet. Quand elle avait raccroché, de

grosses larmes tièdes coulaient sur ses joues. Des larmes de soulagement. Tout

irait mieux si elle pouvait s’en aller de cette ville où elle avait grandi. Loin

de sa mère, et même loin de son père. Le fait qu’elle soit mère célibataire

reprendrait ainsi une place plus normale dans sa vie. Un facteur important, bien

sûr, mais pas le seul. Il existait un animal, un insecte ou une grenouille, elle

ne se souvenait plus au juste, qui doublait de volume quand il se sentait

menacé. Le prédateur, en théorie du moins, prenait peur et fichait le camp. Elle

se sentait un peu comme cette bestiole face à cette ville, à cet environnement

(gestalt convenait peut-être encore mieux). Bien sûr, que personne n’allait la

marquer au fer rouge, mais elle savait aussi que pour que son esprit parvienne

à convaincre ses nerfs de ce fait, il lui fallait quitter Ogunquit. Quand elle

sortait, elle avait l’impression que les gens ne la regardaient pas encore, mais

qu’ils ne tarderaient pas à le faire. Ceux qui habitaient là toute l’année, bien

entendu, pas les vacanciers. Il fallait toujours qu’ils regardent quelqu’un – l’ivrogne

du coin, le chômeur professionnel, le Jeune Homme de Bonne Famille qui s’était

fait prendre en train de voler dans un magasin à Portland ou à Old Orchard

Beach… la jeune fille au ventre gonflé comme un ballon.

Le deuxième coup de téléphone, ni

bon ni mauvais, avait été celui de Jess Rider. Il l’avait appelée de Portland, d’abord

chez elle. Heureusement, il était tombé sur Peter qui lui avait donné le numéro

de téléphone de Fran au Harborside, sans autre commentaire.

Et pourtant, la première chose qu’il

lui avait dite, ou presque, avait été :

– Il y a de l’orage dans l’air

chez toi, non ?

– Oui, un peu, avait-elle

répondu prudemment, sans vouloir entrer dans les détails.

– Ta mère ?

– Pourquoi dis-tu ça ?

– Elle a l’air du genre à

monter sur ses grands chevaux. Quelque chose dans ses yeux qui dit : si tu

tues mes vaches sacrées, je tue les tiennes.

Elle n’avait pas répondu.

– Excuse-moi, je ne voulais

pas te blesser.

– Tu ne m’as pas blessée.

Sa description était en réalité

tout à fait juste – superficiellement en tout cas – mais elle était encore

surprise de ce verbe, blesser. Quel mot étrange dans sa bouche. Peut-être

y a-t-il un postulat là-dedans, pensa-t-elle. Lorsque votre amant commence à

parler de vous « blesser », il n’est plus votre amant.

– Frannie, ma proposition

tient toujours. Si tu dis oui, je trouve deux alliances et j’arrive cet

après-midi.

Avec ta bicyclette, songea-t-elle

et elle eut presque le fou rire. Non, lui rire au nez n’aurait vraiment pas été

gentil, et totalement inutile. Elle avait posé la main sur le téléphone une

seconde, au cas où elle n’aurait pas pu s’empêcher. Il faut dire qu’il y avait

longtemps qu’elle n’avait pas autant pleuré et ri comme une folle. Depuis l’âge

de quinze ans en fait quand elle avait commencé à sortir avec des garçons.

– Non, Jess, avait-elle

répondu d’une voix parfaitement calme.

– Je suis sérieux !

Sa voix était devenue très

intense, comme s’il l’avait vue tenter de réprimer son fou rire.

– Je sais. Mais je ne suis

pas prête à me marier. J’en suis sûre Jess. Rien à voir avec toi.

– Et le bébé ?

– Je vais l’avoir.

– Pour le faire adopter ?

– Je ne sais pas encore.

Il n’avait pas répondu tout de

suite et elle avait alors entendu d’autres voix, dans d’autres chambres. Eux

aussi avaient sans doute leurs problèmes. Ma petite, le monde est une vallée de

larmes. Quelle lumière saura te guider au milieu des ténèbres ?

– Je me pose des questions à

propos de ce bébé, avait finalement dit Jess.

Elle n’en était vraiment pas sûre,

mais c’était peut-être la seule chose qu’il pouvait dire pour lui faire mal. Et

il lui avait fait mal.

– Jess…

– Alors, qu’est-ce que tu

vas faire ? avait-il demandé d’une voix brusque. Tu ne peux pas rester au

Harborside tout l’été. Si tu as besoin d’un endroit, je peux chercher quelque

chose à Portland.

– J’ai trouvé un endroit.

– Où, si je peux demander ?

– Tu ne peux pas demander.

Elle s’en voulut aussitôt de ne

pas avoir trouvé une manière plus diplomatique de le lui dire.

– Ah bon, et sa voix était

devenue étrangement neutre. Est-ce que je peux te poser une question quand même ?

Parce que je voudrais vraiment savoir. Ce n’est pas une question théorique.

– Vas-y.

Elle se préparait déjà au coup

car, lorsque Jess prenait ce genre de précaution, c’était généralement juste

avant de sortir une horreur dont il n’avait absolument pas conscience.

– Est-ce que je n’ai pas des

droits moi aussi dans toute cette affaire ? avait demandé Jess. Je ne peux

pas prendre mes responsabilités moi aussi ? Je n’ai pas mon mot à dire ?

Un instant, elle avait eu envie

de raccrocher. Puis l’envie avait passé. C’était du Jess tout craché, protéger

l’image qu’il se faisait de lui-même, ce que tout le monde fait pour arriver à

dormir la nuit. Elle l’avait toujours aimé pour son intelligence, mais dans une

situation comme celle-ci l’intelligence pouvait être plutôt pénible. Les gens

comme Jess – et comme elle aussi – avaient appris toute leur vie qu’il fallait

s’engager, être actifs. Parfois, il fallait recevoir un mauvais coup pour

découvrir qu’il était peut-être préférable de se coucher dans l’herbe, d’attendre.

Il se donnait du mal pour être gentil, mais sa gentillesse était pénible. Il ne

voulait pas qu’elle s’en aille.

– Jess, nous ne voulions pas

ce bébé. Nous avons décidé que je prendrais la pilule. Tu n’as aucune

responsabilité là-dedans.

– Mais…

– Non, Jess.

Un soupir.

– Tu me donneras tes

coordonnées quand tu seras installée ?

– Peut-être.

– Tu as toujours l’intention

de reprendre tes études ?

– Plus tard. Je vais manquer

la session d’automne.

– Si tu as besoin de moi, Frannie,

tu sais où me trouver. Je ne vais pas me défiler.

– Je sais, Jess.

– Si tu as besoin de fric…

– D’accord.

– Donne-moi de tes nouvelles.

Je ne veux pas t’embêter mais… j’ai envie de te revoir.

– D’accord, Jess.

– Au revoir, Fran.

– Au revoir.

Quand elle avait raccroché, cet

au revoir lui avait paru trop définitif et leur conversation comme inachevée. Elle

avait compris pourquoi. Ils ne s’étaient pas dit « je t’aime », pour

la première fois. Elle se sentait triste, même si elle savait qu’elle ne devait

pas l’être.

Le dernier coup de téléphone avait

été celui de son père, vers midi. Ils avaient déjeuné ensemble la veille et il

lui avait alors dit qu’il s’inquiétait de la réaction de Carla. Elle n’était

pas montée se coucher ; elle avait passé toute la nuit dans le salon à

fouiller dans ses archives généalogiques. Il était allé la voir vers onze

heures et demie pour lui demander quand elle comptait se coucher. Elle avait

défait ses cheveux qui tombaient sur ses épaules et sa chemise de nuit. Peter

lui avait trouvé un air bizarre, comme si elle n’avait plus tout à fait les

deux pieds sur terre. Le gros album était posé sur ses genoux et elle n’avait

même pas levé les yeux quand il était entré. En continuant à tourner les pages,

elle lui avait répondu qu’elle n’avait pas sommeil et qu’elle monterait un peu

plus tard. Devant leurs hamburgers qui refroidissaient dans leurs assiettes, Peter

avait expliqué à sa fille que Carla avait un gros rhume, qu’elle éternuait. Quand

il lui avait demandé si un verre de lait chaud lui ferait du bien, elle n’avait

pas répondu. Au matin, il l’avait découverte endormie dans son fauteuil, l’album

posé sur ses genoux.

Lorsqu’elle s’était finalement

réveillée, elle avait l’air d’aller un peu mieux, même si son rhume ne s’était

pas arrangé du tout. Elle n’avait pas voulu que le docteur Edmonton vienne l’examiner.

Un simple rhume de poitrine, disait-elle. Après s’être mis du Vicks sur la

poitrine, elle lui avait dit que ses sinus semblaient vouloir se dégager. Mais

elle avait bien mauvaise mine. Elle n’avait pas voulu que Peter prenne sa température,

mais à son avis, elle faisait un peu de fièvre.

Il avait appelé Fran juste après

le début du premier orage. Les nuages, mauves et noirs, s’étaient empilés

silencieusement au-dessus du port et la pluie avait commencé à tomber, d’abord

une petite pluie fine puis une averse torrentielle. Tandis qu’ils parlaient, elle

voyait par la fenêtre les éclairs zébrer le ciel derrière la digue. Avec chaque

éclair, on entendait un petit grésillement sur la ligne, comme une aiguille

usée sur un disque.

– Elle est restée au lit

aujourd’hui. Elle a finalement accepté que le docteur Edmonton vienne l’examiner.

– Il est déjà passé ?

– Il vient de partir. Il

pense qu’elle a la grippe.

– Mon Dieu, avait dit

Frannie en fermant les yeux. C’est un peu ennuyeux pour une femme de son âge.

– Oui, tu as raison.

Puis il y avait eu un moment de

silence.

– Je lui ai tout raconté, Frannie.

Je lui ai parlé du bébé, de ta dispute avec ta mère. Il s’occupe de toi depuis

que tu es née, et ce n’est pas le genre à raconter partout ce qu’on lui dit. Je

voulais savoir si cette histoire pouvait avoir un rapport avec sa maladie. Il m’a

dit que non. Une grippe est une grippe… Voilà, c’est à peu près tout pour le

moment. Cette grippe traîne un peu partout à ce qu’on dit. Mais elle est

vraiment mauvaise cette fois-ci. On raconte qu’elle vient du sud. À New York, c’est

déjà une véritable épidémie.

– Mais dormir toute la nuit

dans le salon…

– En fait, le médecin pense

que c’était peut-être mieux pour ses poumons et ses bronches qu’elle reste

assise. Il n’en a pas dit plus. Mais sa femme connaît très bien Carla. Nous

savions parfaitement lui et moi que ta mère a un peu couru après cette grippe. Elle

est présidente du Comité historique, elle passe vingt heures par semaine à la

bibliothèque, elle est secrétaire du Club des femmes et du Club des amateurs de

littérature, elle s’occupe des campagnes de charité depuis que ton frère est

mort, ou même avant, et l’hiver dernier, comme si ce n’était pas assez, elle a

accepté de s’occuper aussi de la Fondation pour les maladies du cœur. Et ce n’est

pas fini. Elle essaye de fonder une Société généalogique du Maine. Elle en fait

trop. Elle est à bout. Ce qui explique en partie pourquoi elle a explosé l’autre

jour. Le docteur Edmonton pense qu’elle était prête pour le premier microbe qui

passerait par là. C’est tout ce qu’il m’a dit. Frannie, elle vieillit et elle l’accepte

mal. Elle a certainement travaillé plus dur que moi.

– Elle est vraiment très

malade, papa ?

– Elle est au lit, elle boit

du jus d’orange et elle prend les médicaments que Tom lui a donnés. J’ai une

journée de congé. Mme Halliday va venir demain s’occuper d’elle.

Elle a demandé que ce soit Mme Halliday pour qu’elles puissent

travailler ensemble à l’ordre du jour de la prochaine réunion de la Société

historique, en juillet.

– Parfois, j’ai l’impression

qu’elle veut se tuer au travail.

Un long soupir, un éclair, et la

ligne avait encore grésillé.

– Tu crois qu’elle

accepterait que je…

– Pour le moment, non. Mais

laisse-lui le temps de s’y faire.

Et maintenant, quatre heures plus

tard, alors qu’elle se mettait un fichu de plastique sur la tête, Frannie se

demandait si sa mère finirait par s’y faire. Si elle faisait adopter le bébé, peut-être

que personne n’en saurait jamais rien. Mais c’était peu probable. Dans les

petites villes, les gens ont un flair particulier. Et naturellement, si elle

gardait le bébé… mais elle n’y pensait pas vraiment. Vraiment ?

Elle enfila son imperméable. La

culpabilité commençait à faire son petit travail. Oui, sa mère était épuisée, naturellement.

Fran l’avait compris quand elle était revenue pour les vacances et qu’elle l’avait

embrassée sur la joue. Carla avait des poches sous les yeux, sa peau avait pris

une vilaine teinte jaune, et ses cheveux toujours impeccablement coiffés

étaient nettement plus gris, malgré les traitements à trente dollars la séance

au salon de coiffure. Pourtant…

Elle s’était comportée comme une

hystérique ce soir-là. Et Frannie se demandait quelle serait sa part de

responsabilité si la grippe de sa mère devait devenir une pneumonie, si elle

faisait une dépression… si elle mourait. Mon Dieu, quelle idée horrible. Mais

non, ce n’était pas possible. Les médicaments allaient tout arranger. Et

lorsque Frannie ne serait plus dans sa ligne de mire, qu’elle serait partie

incuber tranquillement son petit étranger à Somersworth, sa mère finirait sans

doute par oublier ce mauvais coup. Elle…

Le téléphone se mit à sonner. Elle

le regarda un moment d’un air absent. Dehors, un éclair, et tout de suite après

un coup de tonnerre si fort et si proche qu’elle sursauta.

Dring, dring, dring.

Elle avait reçu ses trois coups

de téléphone. Qui était-ce ? Debbie n’avait aucune raison de la rappeler. Jess,

pas davantage. Un sondage d’opinion ? Un vendeur de casseroles ? Peut-être

Jess, après tout. Jess qui ne voulait pas lâcher.

Quand elle décrocha, elle eut la

certitude que c’était son père et que les nouvelles ne seraient pas bonnes.

– Allô ?

Rien. Le silence. Elle fronça les

sourcils, étonnée.

– Allô ?

Puis la voix de son père :

– Fran ? Frannie ?

Un drôle de bruit, comme un

hoquet. Ce même bruit encore. Et Fran comprit avec horreur que son père était

en train de pleurer. Sa main cherchait sous son menton le nœud du fichu.

– Papa ? Qu’est-ce qu’il

y a ? C’est maman ?

– Frannie, je viens te

chercher. Je vais… je viens te chercher tout de suite. J’arrive.

– Maman va bien ?

Le tonnerre tomba encore une fois

sur le Harborside. Frannie se mit à pleurer.

– Papa, qu’est-ce qui se

passe ? Dis-moi !

– Elle n’est pas bien du tout,

c’est tout ce que je sais. À peu près une heure après mon coup de téléphone, elle

a commencé à aller très mal. Beaucoup de fièvre. Elle délirait. J’ai essayé d’appeler

le docteur Edmonton… Rachel m’a répondu qu’il était sorti, que des tas de gens

étaient très malades… alors, j’ai appelé l’hôpital Sanford. Ils m’ont dit que

leurs ambulances étaient occupées, les deux, mais qu’ils mettaient Carla sur la

liste. La liste, Frannie, qu’est-ce que c’est que cette liste, maintenant ?

Je connais Jim Warrington. Il conduit une des ambulances. Et à moins d’un

accident sur la 95, il passe toute la journée à jouer aux cartes. Qu’est-ce que

c’est que cette liste ?

Il hurlait presque.

– Calme-toi, papa. Calme-toi.

Calme-toi.

Elle éclata en sanglots. Sa main

qui tenait le nœud de son fichu alla essuyer une larme.

– Si elle est toujours là, tu

ferais mieux de l’emmener toi-même.

– Non… non, ils sont venus

il y a un quart d’heure à peu près. Mon Dieu, Frannie, il y avait six personnes

dans l’ambulance. Will Ronson, le pharmacien. Carla… ta mère… a repris

connaissance quand ils l’ont emmenée. Elle disait : « Je n’arrive pas

à respirer, Peter, je n’arrive pas. Qu’est-ce que c’est ? »

La voix de son père s’était

cassée, comme la voix d’un adolescent en train de muer. Frannie était

terrorisée.

– Tu peux conduire, papa ?

Tu es sûr que tu peux conduire ?

– Oui… Oui, je peux.

Il semblait se ressaisir un peu.

– Je t’attends devant l’entrée.

Elle raccrocha et descendit l’escalier

à toute vitesse. Ses genoux tremblaient. Quand elle sortit, il pleuvait encore,

mais les nuages du dernier orage se dispersaient déjà, laissant filtrer les

rayons du soleil. Instinctivement, elle chercha un arc-en-ciel. Il y en avait

un effectivement, très loin au-dessus de la mer. Elle sentait le remords la

ronger comme une bête dans son ventre, là où grandissait cette petite chose, son

bébé.

 

le fléau
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